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Vers un nouveau multilatéralisme ?

Voici l’article que je cosigne dans la Lettre Diplomatique du second trimestre 2009 (LD n°86) :

Pierre Gire, Président de l'Institut des hautes études sur les Nations unies, et Johnston Barkat, Sous-Secrétaire général et Ombudsman des Nations unies« Nées au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, sous l’impulsion de quelques visionnaires, désireux de dépasser le fiasco de la Société des Nations, les Nations unies doivent aujourd’hui faire face à d’immenses défis et à la redistribution du pouvoir à la surface d’une planète de plus en plus multipolaire.

Cette situation périlleuse appelle une modernisation en profondeur du système des Nations unies. […]

Changement climatique, crise alimentaire et sanitaire, terrorisme international, crise économique et financière : tous ces défis sont cruciaux en ce qu’ils menacent l’équilibre et la stabilité du globe. Tous dépassent largement le cadre des huit plus grandes puissances et demandent donc une réponse planétaire.

Prise en compte avec l’élargissement à 20 du sommet de Londres en avril 2009, cette évidence doit maintenant se généraliser : comment, par exemple, prétendre réguler l’économie mondiale, sans l’Asie du Sud est, appelée à en devenir le cœur ? […]

Aujourd’hui, le monde est multipolaire et interdépendant […] : la régulation ne peut donc se faire de manière concertée sans la participation de ces pays émergents, désormais complètement intégrés à l’économie mondiale.

Emmenée par la Chine, l’Inde et le Brésil, l’irrésistible ascension des pays émergents conteste ainsi l’hégémonie du cercle privilégié des principaux pays occidentaux.

Dans son ouvrage The Post American World, F. Zakaria résume brillamment cette évolution, « the rise of the rest » (l’émergence du reste), et en particulier la position chinoise : « Il ne s’agit pas d’un livre sur le déclin américain, mais plutôt sur l’émergence de tous les autres. […] La Chine veut […] avoir du pouvoir, un statut et être respectée, mais en grandissant à l’intérieur du système, pas en le déstabilisant. Aussi longtemps qu’elle pensera que cela est possible, elle sera incitée à devenir un des acteurs du système « .

Selon M. Pierre Gire, Président de l’Institut des hautes études sur les Nations unies, il est donc « nécessaire d’adapter le système pour permettre cette intégration des marchés émergents : face à des défis qui demandent la contribution de tous, et dans lesquels tous veulent défendre leur point de vue, c’est donc bien l’avènement d’un nouveau multilatéralisme, assurant la prise en compte des nouveaux acteurs, qui s’impose. « 

[…] »

Commentaire :

Une analyse qui rejoint l’appel lancé le 21 mai dernier par le Secrétaire général Ban Ki-moon, depuis l’Université Johns Hopkins de Washington : « Nous avons besoin d’une vision nouvelle, d’actions courageuses et de partenariats solides pour affronter les défis de la paix et de la prospérité. Aussi, j’en appelle à un nouveau multilatéralisme. »

De fait, pour espérer s’imposer comme la clef de voûte de cette nouvelle gouvernance mondiale, les Nations unies doivent bel et bien se moderniser, adapter leur message universel et leur fonctionnement aux réalités du monde d’aujourd’hui. Tout juste élu, le Président Nicolas Sarkozy en avait fait « une priorité absolue pour la France : nous n’avons pas le temps d’attendre « .

Conseil de Sécurité des Nations uniesReste désormais à passer de la parole aux actes. Et l’inertie institutionnelle a tendance à prévaloir. Les avancées sont laborieuses, avec notamment une épineuse question : doit-on élargir le cercle des membres permanents du Conseil de Sécurité, dotés de ce privilège exorbitant que constitue le droit de veto ?

Nombreux sont ceux, y compris parmi les Cinq, qui concèdent sur le principe que la mise à l’écart du Japon ou de l’Allemagne, vaincus de la Seconde Guerre Mondiale, n’a aujourd’hui plus de raison d’être et porte préjudice à la crédibilité et à la légitimité des décisions du Conseil de Sécurité. Pour autant, dans la pratique, les réticences sont bien plus aigues qu’il n’y paraît et certains, Washington et Pékin en tête, ne voudraient pas voir ce privilège accordé à d’autres. Sur fond de rivalités régionales profondes, même le compromis soumis au vote de l’Assemblée Générale en 2005, consistant à mettre en place de nouveaux sièges permanents sans leur attribuer le droit de veto, n’a pas abouti. Comment réagirait la Chine, par exemple, si les velléités du Japon ou de l’Inde à intégrer le cercle des membres permanents se faisaient de nouveau plus pressantes ? L’Empire du Milieu verrait-il d’un bon œil les rapports de force en Asie ainsi modifiés ?

En juillet 1994, dans son Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies, après les bouleversements liés à l’effondrement de l’URSS et au drame yougoslave, Thierry de Montbrial écrivait : « Parler de « nouvel ordre mondial » est ajourd’hui anachronique. Le monde est déséquilibré à l’échelle d’une sinon plusieurs générations. Beaucoup de turbulences découleront de la révolution de 1989-1991. […] Mais à côté des épreuves, il y a et il y aura des opportunités.« 

Aujourd’hui, dans le sillage de nouvelles épreuves (expansion du terrorisme, crise économique et financière…), l’avènement de ce nouvel ordre mondial est plus que jamais nécessaire. Il s’agit de mettre en place les conditions optimales d’un dialogue à l’échelle planétaire, seul à même de surmonter les défis de ce début de XXIème siècle. Après l’affrontement bipolaire de la Guerre Froide auquel a succédé une période d' »hyper puissance » américaine, les Nations unies, seule structure de concertation légitime pour assumer ce rôle, ont donc là l’occasion de recouvrer toute leur crédibilité, en réalisant – tout au moins en partie – la prophétie du Président Jacques Chirac : « J‘ai la conviction que notre génération saura créer les institutions et les règles d’une démocratie planétaire, ouverte et solidaire » (21 mai 2003).

Dans un nouvel ordre mondial fondé sur le multilatéralisme, elles ont l’opportunité unique de s’épanouir et s’affirmer. Une opportunité à ne pas manquer.

LC.

Du G8 au G20 ?

g20On a beaucoup écrit depuis le dernier sommet du G20. D’un côté, les euphoriques qui se félicitent à l’envi d’un succès grandiose et d’un moment historique. De l’autre, les plus réservés, qui se rendent bien compte que derrière les déclarations officielles et l’harmonie affichée, subsistent nombre de divergences.

Sur le fond, nombreux sont les analystes avisés qui soulignent les insuffisances des mesures décidées à Londres. Jacques Attali l’exprime avec une pointe de cynisme et de provocation : « Tout se passe comme si les alcooliques anonymes, tout heureux de leurs bonnes résolutions, avaient décidé, au sortir de leur réunion, de prendre un dernier verre. Pour la route. » Londres, ou le « bar à vingt »…

attaliPour autant, la réunion des vingt chefs d’Etat et de gouvernement les plus puissants de la planète est à elle seule un progrès considérable dans le sens d’une gouvernance mondiale, dont Jacques Attali est l’un des chantres les plus insistants. La mobilisation sans précédent requise par la crise a permis de sortir le G20, jusque là cantonné à des réunions ministérielles sans grand retentissement, de son rôle subalterne derrière le club très fermé du G8, pourtant l’objet de nombreuses polémiques. De fait, structure originale de concertation entre les grandes puissances, mise en place au coeur de la Guerre Froide et élargie à huit membres, le G8 s’apparente  à un laboratoire de la gouvernance mondiale, mais aujourd’hui, l’évolution du monde, avec l’émergence de nouvelles puissances, amène à remettre en cause sa légitimité, et à s’interroger sur son avenir.

Petit rappel historique, pour mieux prendre conscience du cap qui a été franchi. Né en novembre 1975 au sommet de Rambouillet, à l’initiative du président français Giscard d’Estaing et du chancelier allemand Schmidt, le G6 visait initialement la mise en place d’un groupe de discussion, aux rencontres régulières et informelles, afin de traiter les questions économiques et financières. Y étaient associées les six principales démocraties industrielles (France, Etats-Unis, Japon, RFA puis Allemagne, Royaume-Uni, Italie), rejointes par le Canada l’année suivante et la Fédération de Russie en 1998.

Chaque année, ce désormais « Groupe des 8 », présidé par l’un de ses membres, accueille une série de réunions ministérielles, dans des domaines tels que la santé, l’éducation, l’énergie, l’environnement, la justice et la sécurité, préalables au sommet des chefs d’Etat et de gouvernement, auxquels s’associent également le président de la Commission Européenne (depuis 1977) et, au cas par cas, un invité parmi les « Cinq » (Afrique du Sud, Brésil, Chine, Inde, Mexique).

Créé pour faire face aux enjeux économiques de la mondialisation, ce groupe s’est donc élargi, tant sur le plan géographique qu’au niveau des sujets abordés. Si le coeur des discussions a bien toujours été la surveillance de l’économie mondiale, le champ s’est étendu au point de faire apparaître le G8 comme un organe de concertation mondiale, sur des thèmes à vocation planétaire, allant de la paix au réchauffement climatique : ainsi, au sommet de Kananaskis (Canada) en 2002, fut créé un Partenariat Mondial relatif à la lutte contre la prolifération des armes, ou, en 2006, le sommet de St-Petersbourg (Russie) porta essentiellement sur la sécurité énergétique.Premier sommet G6 (Rambouillet, 1975)

Toutefois, le G8 n’étant ni une institution – les rencontres sont informelles -, ni un organe décisionnel, il n’impose rien. Il s’agit en somme d’un simple lieu de concertation, en vue de mettre en place une coopération à l’échelle des grandes puissances, dans des domaines d’intérêts majeurs. De ce point de vue, le fonctionnement du G8 relève bien d’une démarche de gouvernance mondiale, au sens de la Commission de la gouvernance mondiale : « La gouvernance est un processus continu, pour lequel une démarche coopérative est mise en oeuvre : elle inclut des arrangements informels, ressentis par les protagonistes comme de leur intérêt. »

Mais ce statut particulier du G8 s’accompagne de lourdes questions sur son avenir, que la crise a d’autant plus mises en exergue. Pour devenir plus efficace dans la mise en oeuvre des mesures proposées, le G8 aurait sans doute vite dû s’institutionnaliser et ainsi se doter d’un pouvoir décisionnel. Cependant, une telle perspective s’est rapidement avérée difficilement envisageable dans la mesure où il se serait alors posé en concurrent d’instances internationales déjà en place, et par ailleurs, aurait dès lors surgi la question de la transparence des débats et de la légitimité des décisions. Depuis bien longtemps déjà, il suscite les protestations des mouvements altermondialistes qui remettent en cause sa légitimité, l’accusant de vouloir « diriger le monde », au mépris des autres pays, pour imposer une politique libérale.

Certes, en tant que puissance économique, les membres du G8 paraissent légitimes, puisqu’ils représentent à eux seuls 58% du PIB mondial (WB, 2007), mais le fait qu’ils ne regroupent que 13% de la population mondiale, et surtout, l’émergence de nouvelles puissances, ont fait se lever ces dernières années l’exigence de changements qui rendent ce groupe de discussion plus en phase avec les réalités d’aujourd’hui. Les nouveaux défis économiques et environnementaux du monde dépassant largement le cadre de ces huit pays, il fallait envisager une évolution du fonctionnement, de façon à intégrer de nouveaux membres susceptibles d’apporter leur contribution, et à mieux prendre en compte l’émergence de nouvelles puissances.

Comment, par exemple, prétendre réguler l’économie mondiale sans l’Asie du Sud-Est, appelée à en devenir le coeur ? La planète ne fonctionne désormais plus sur le vieux modèle fondateur de la mondialisation, selon lequel les pays occidentaux consomment et s’endettent tandis que les pays émergents exportent à bas prix. Aujourd’hui, le monde est multipolaire et interdépendant : il dépend de la Chine en tant qu’atelier ou du Brésil dans le domaine agricole. La régulation ne peut donc se faire de manière concertée sans la participation de ces pays émergents, désormais complètement intégrés à l’économie mondiale.

Ces arguments, jusque-là timides, sont devenus évidences avec la crise financière, qui a donc conduit à l’incorporation des puissances émergentes. Logo sommet G8, La Maddalena, 2009Cet élargissement présente l’exceptionnel attrait de consolider le poids et la légitimité de ce groupe de discussion sur le plan international, puisqu’il représente 90% de la richesse et 60% de la population mondiales. Reste à savoir s’il s’agit là d’une ouverture ponctuelle, qui se résorbera sitôt la crise maîtrisée, ou bien, ce qui est bien entendu souhaitable, d’une évolution irréversible. A ce jour, le sommet du G8 de juillet 2009 à la Maddalena est maintenu – et une réunion préparatoire des ministres de l’environnement se tient d’ailleurs la semaine prochaine à Syracuse, avec la présence encourageante de dix nations supplémentaires, les « Cinq »,  l’Egypte, l’Indonésie, la Corée du Sud, l’Australie et le Danemark, hôte de la conférence de Copenhague à la fin de l’année – et doit traiter entre autres thèmes du développement, du climat, et… de la poursuite du dialogue avec les pays émergents

En conclusion, le G8, embryon de gouvernance mondiale, a fait la preuve de ses limites en matière de « régulation mondiale », dans ce qui reste pourtant son domaine fondateur, en se montrant incapable d’endiguer l’emballement d’un système qui a mené à la crise que nous traversons aujourd’hui. Mais de cette faiblesse a émergé une nouvelle structure, bien moins anachronique, le G20 : on doit évidemment se féliciter de cette évolution, dans laquelle les plus enflammés ont vu l’avènement d’un nouvel ordre mondial.photo officielle-g20-Londres

Gardons-nous cependant d’un excès d’enthousiasme. D’abord, le G8 n’est pas dissout. Gageons qu’il a toutefois pris la mesure de la nécessité de renforcer la concertation auprès des pays émergents, et qu’il sera désormais plus sensible aux appels à un élargissement définitif.  Il s’agit en somme de définir la place de ces puissances en devenir au sein de la gouvernance mondiale, pour mieux trouver un nouvel équilibre planétaire : c’est tout l’enjeu de cette transition. Par ailleurs, pour nécessaire qu’il soit, ce changement n’en est pas pour autant suffisant : le pessimisme de certains commentateurs montre combien, en l’état, à 8 comme à 20, la structure reste incomplète, et il est probable qu’à terme, l’établissement d’une sorte de Conseil de sécurité économique – pour reprendre l’idée de J. Delors et l’appel de certains – reconnu par les nations, donc plus légitime et plus efficace, s’impose.

LC.