Révolution du Limon ?

L’Egypte connaît depuis quelques jours une vague de protestations sans précédent : des dizaines de milliers de personnes ont défilé cette semaine dans les rues du Caire, d’Alexandrie et de Suez, pour réclamer le départ du Président Hosni Moubarak, au pouvoir depuis l’assassinat d’Anouar el-Sadate (dont il était le vice-président) au cours de la parade militaire du 6 octobre 1981.

Epuisés par les vingt-neuf ans de règne sans partage du raïs, la population, portée par le mouvement initié en Tunisie, exige des réformes démocratiques et plus de libertés individuelles… Des aspirations qui ont donné lieu à de violents affrontements avec les forces de l’ordre, coûtant la vie à plus de quatre-vingt-dix personnes.

Face à la précipitation des événements, après avoir appelé l’armée en renfort et imposé le couvre-feu pour réprimer la mobilisation, après avoir tout simplement verrouillé l’accès au réseau Internet (une première à l’échelle nationale, dans la jeune histoire du web) et maintenant à la chaîne de télévision qatari Al-Jazira, Moubarak a limogé son gouvernement (y compris des ministres en poste depuis plus de 10 ans) et promis des avancées démocratiques.

La réorganisation du pouvoir qu’il a entreprise ce samedi témoigne cependant du repli du régime sur sa base militaro-sécuritaire. Le nouveau Premier Ministre, Ahmed Chafik, était jusque là Ministre de l’Aviation et pour la première fois en trente ans, Moubarak a consenti à nommer un vice-président – poste qu’il laissait jusque là délibérément vacant pour prévenir l’ascension d’un dauphin institutionnel – en la personne de son fidèle chef des renseignements, Omar Souleiman.

Ces signes d’apaisement sont toutefois restés sans effet : la situation reste confuse et chaotique au Caire, où les manifestants bravent un couvre-feu que l’armée ne parvient pas à faire respecter, tandis que l’opposition accroît sa pression sur le régime…

Conséquence de la contagion tunisienne, le mouvement pourra-t-il mener à une issue aussi bouleversante qu’à Tunis, où la rue est parvenue, le 14 janvier dernier, à renverser le régime benaliste ?

Certes, les similitudes sont frappantes. Un régime usé par plusieurs décennies aux affaires et coupé des réalités. Un pouvoir sans légitimité institutionnelle, clanique, népotique et prédateur, quand la Constitution se veut républicaine.

La nomination du fidèle Omar Souleiman au poste enfin pourvu de vice-président, est d’ailleurs un signe de la fragilisation du raïs, qui, même s’il abandonne ainsi le rêve de voir son fils Gamal lui succéder, s’assure si besoin une sortie en douceur, acceptée par l’armée, et ne remettant pas en cause la continuité du régime.

L’exemple tunisien, avec l’éviction forcée des proches du président déchu du gouvernement de transition, prouve cependant qu’en cas de retrait contraint du raïs, il sera extrêmement difficile à son ancien chef des renseignements, figure de l’appareil d’Etat, de se maintenir.

On peut enfin même retrouver dans le discours prononcé à la télévision, ce vendredi soir, par Hosni Moubarak, les accents chancelants d’un Zine El-Abidine Ben Ali annonçant lui aussi un remaniement gouvernemental, à la veille de sa fuite vers Djeddah, en Arabie Saoudite.

Soit. Mais l’Egypte n’est pas la Tunisie.

Puissance régionale, assurant l’exploitation du Canal de Suez, elle est d’abord une plaque tournante du commerce international et un acteur économique à ne pas négliger.

Ensuite et surtout, Hosni Moubarak est un allié précieux pour les Etats-Unis. Voisin d’Israël avec lequel il entretient des relations pacifiques, il se pose en rempart décisif contre les Frères Musulmans, qui pourraient bien profiter du chaos suivant l’effondrement du régime pour s’emparer du pouvoir et transformer le pays en bastion islamiste, hostile à l’Occident et à Israël, déstabilisant ainsi le déjà fragile équilibre au Proche-Orient.

La Confrérie s’est d’ailleurs montrée résolument discrète depuis le début des événements, pour ne pas nuire à l’effet de la mobilisation sur la communauté internationale. Mieux encore, les Frères Musulmans se sont rangés sous la bannière de Mohammed ElBaradei, opposant historique, diplomate bien connu à l’étranger pour avoir été, pendant douze ans, Directeur de Agence Internationale à l’Energie Atomique (AIEA). A ce titre, il avait d’ailleurs nié la présence d’armes de destruction massive en Irak et s’était opposé à l’intervention voulue par George W. Bush, devenant ainsi le héros de la rue arabe…

Mais les Etats-Unis seront-ils prêts à assumer le risque que représenteraient pour l’équilibre régional les Frères Musulmans, même chapeautés par ElBaradei ? Dans leur conquête du pouvoir, les mouvances intégristes avancent souvent masquées derrière la figure d’un leader modéré, installé par une révolution avant d’être à son tour renversé : ainsi de la révolution iranienne de 1979 qui, après avoir emporté le shah, consacra finalement les ayatollahs à Téhéran ; ainsi plus récemment du Liban, où le régime modéré de Saad Hariri, porté par le retrait des troupes syriennes en 2005, vient d’être déposé par le Hezbollah…

Reste enfin un facteur essentiel qui tient, en interne, à la solidité de l’appareil d’Etat. Le régime benaliste s’est effondré comme un château de cartes dès lors que l’armée du général Rashid Amman a refusé d’obéir aux ordres présidentiels et n’a plus tiré sur la foule… Comme dans toute révolution, c’est donc bien l’armée qui a joué un rôle déterminant et poussé Ben Ali vers l’exil – une armée que le Président tunisien s’était précisément efforcé de sous-payer et de sous-équiper par crainte d’un putsch…

La situation de l’armée égyptienne n’a quant à elle rien à voir. D’abord, elle respecte Hosni Moubarak qui, issu de ses rangs, est un héros de la guerre du Kippour, Maréchal de l’Armée de l’Air.

Ensuite elle tire de nombreux bénéfices de sa fidélité au régime, qui prend soin de lui verser des soldes satisfaisantes et lui a permis de contrôler de larges pans de l’économie…

Il y a donc des raisons de penser que les généraux seront soucieux de préserver et défendre un régime avec lequel ils sont liés institutionnellement et organiquement.

Reste que l’incertitude pèse sur l’attitude des officiers intermédiaires… Ici comme ailleurs, la vague de protestations qui déferle actuellement sur les rives de la Méditerranée sera encore émaillée de nombreuses surprises…

Mais ne nous enflammons pas : oui, définitivement, Francis Fukuyama, avec sa « fin de l’Histoire », avait tort, mais pour autant, rien n’est moins présomptueux que d’annoncer « un printemps arabe ». Si le concept séduit la bien-pensance occidentale, il oublie totalement de considérer le « monde arabe » dans toute l’ampleur de sa diversité.

Dans les monarchies du Golfe, l’exercice du pouvoir revêt une légitimité constitutionnelle : les rois et les émirs y sont donc respectés par leur population, malgré de nombreuses revendications.

En Algérie, s’il est dans une position inconfortable, Abdelaziz Bouteflika ne gouverne pas en s’appuyant sur un clan familial, mais sur l’armée, fondatrice et traditionnel garant des institutions.

A y bien regarder donc, outre l’Egypte, seule la Libye présente une situation vraiment comparable à la Tunisie : à Tripoli, le fantasque colonel Mouammar Kadhafi règne en despote népotique sur une population miséreuse, depuis le coup d’Etat militaire qu’il dirigea le 1er septembre 1969 !…

Autant d’éléments variés et contradictoires qui compliquent la prise de position des diplomaties occidentales, contraintes à la prudence car partagées entre considérations éthiques et realpolitik.

Washington ne va cependant plus pouvoir bien longtemps accepter, au cœur d’une zone si stratégique et explosive, une Egypte à la dérive et, s’il ne parvient pas à reprendre rapidement la main pour impulser une transition vers une ouverture du régime, Moubarak devra s’effacer : la crue égyptienne aura débouché sur une « révolution du limon »…

JA

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