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Afrique et guerres civiles

Djibouti… Après quinze jours de mer, voici donc la ville rêvée de tout marin… Quinze jours de conversations enflammées où chacun a raconté son vécu ici. Faire escale pour la première fois à « Djibout’« , c’est un peu accéder pour de bon au statut de marin : il faut avoir arpenté les longues rues ensablées et nauséabondes depuis la place Ménélik jusqu’aux confins de Balbala pour obtenir cette reconnaissance. Etrange atmosphère… Au bouillonnement désordonné, au bourdonnement des mouches et à l’odeur pestilentielle des ordures entassées ci-et-là, succèdent dès la nuit tombée la musique des bars et le regard hagard des policiers en faction au coin des rues, victimes de la drogue qui frappe icAvenue de Brazzaville, Djiboutii tous les habitants : le qat, objet de toutes les convoitises lorsqu’il arrive à Tadjourah, chaque matin, depuis l’Ethiopie voisine…

Djibouti, terre du désoeuvrement et de la débrouille où les magouilles vont bon train. Les symboles de la misère sont ici légion : la maladie, le chômage et les trafics… Au coin de l’avenue de Brazzaville, on me propose une kalachnikoff à un prix dérisoire… Et pourtant. Et pourtant, Djibouti est considérée ici comme un havre de paix et de prospérité : le pays se veut politiquement stable , tandis qu’autour, l’Ethiopie et l’Erythrée s’entre-déchirent. A l’Est, la Somalie est un Etat fantôme, divisée et en déliquescence, où la guerre civile fait encore rage. C’est donc là l’occasion de s’interroger sur ces conflits latents en Afrique, qui s’y démultiplient depuis la fin de la Guerre Froide, et maintiennent certaines parties du continent dans la misère : économie exsangue, Etat inexistant et haines ethniques… Il ne s’agit pas de sombrer dans le cliché, mais seulement de comprendre pourquoi certaines régions d’Afrique ont été, ou sont encore, si sensibles à cette dynamique destructrice qu’est la guerre civile.

Durant les dernières années de la Guerre Froide, l’Afrique s’impose comme un enjeu stratégique de premier plan entre les deux blocs. La faiblesse des Etats africains, donc leur vulnérabilité et la facilité à les manipuler, ainsi que leurs ressources minérales et leur position stratégique, vitales pour l’Occident, conduisent l’URSS à s’y implanter, notamment par le biais de l’allié cubain, première puissance étrangère sur le continent au début des années 1980, avec des interventions remarquées en Angola ou au Mozambique.
On le voit, dans la partie d’échec pour la domination du monde que se livrent Etats-Unis et Union Soviétique, l’Afrique a son rôle à jouer. A l’inverse, avec la fin du clivage Est/Ouest, l’Afrique cesse d’être un enjeu géopolitique, et se trouve marginalisée. Ce continent autrefois « convoité » est désormais l’objet du désintérêt des puissances mondiales : il est inutile de courtiser les pays africains pour augmenter le nombre d’alliés ou empêcher le rival d’acquérir de nouvelles positions stratégiques. Les Etats africains, privés de l’appui politique, économique et militaire de l’une des superpuissances, se trouvent livrés à eux-mêmes, faibles et incapables de remplir leurs fonctions régulatrices et identitaires élémentaires. Privés des profits de la compétition, et de la légitimité qu’ils en tiraient, ils se délitent au plan économique. Dans des régions à l’économie exsangue, où les armes, moins contrôlées avec la fin du conflit Est/Ouest, prolifèrent, et où les haines séculaires entre tribus, gelées par la colonisation, sont désormais réactivées, ces pays sombrent donc bien souvent dans la guerre civile.

Illustrons cette situation par l’implosion désastreuse, et aujourd’hui encore prégnante, de la Somalie : en 1969, le major général Syad Barré s’empare du pouvoir pour lancer deux ans plus tard son pays sur la voie du « socialisme scientifique », en vue d’effacer le tribalisme très marqué dans cette région de la corne africaine, divisée en nombreux clans rivaux. Avec l’affaiblissement du régime soviétique, le pouvoir du maître de Mogadiscio décroît à la fin des années 1980, tandis que les soulèvements se multiplient, pour aboutir finalement au renversement du régime début 1991. Dès lors, le pays sombre dans le chaos : la coalition rebelle se montre incapable de s’entendre sur le partage du pouvoir, et s’entre-déchire, tandis que chaque faction s’empare des stocks d’armes hérités de l’approvisionnement soviétique, et abandonnés par un Etat désormais fantôme. Fatigués par ces rivalités intestines, le Nord-Ouest somalien, à population Issak, proclame son indépendance en mai 1991, devenant le Somaliland, et plongeant d’autant plus le pays dans la crise : la guerre civile redouble et s’accompagne d’un effondrement économique qui accroît la famine. La situation conduit les Etats-Unis, dans le cadre de l’opération Restore Hope, puis les Nations Unies, à dépêcher des forces pour rétablir un gouvernement et reconstruire le pays, mais les milices tribales se refusent à toute action qui puisse donner l’avantage à l’une d’elles : le choc est dès lors inévitable entre les forces internationales de maintien de l’ordre et les combattants locaux, de sorte que les combats font rage à Mogadiscio, causant de lourdes pertes américaines et onusiennes. Aussi, décision est prise en 1994 de se désengager de ce conflit, sans véritable enjeu au plan international, et la Somalie divisée, déchirée, est ainsi abandonnée à elle-même…

C’est dire que les guerres civiles sont favorisées par la faiblesse de l’Etat : elles prennent corps dans des pays à la cohésion interne fragile, dont la source de légitimité était essentiellement exogène. En ce sens, la guerre – autrefois expression de la puissance – est désormais résultat de la faiblesse… Tâchons à présent d’en identifier les aspects spécifiques : après la Guerre Froide, les guerres civiles, redevenues des conflits purement régionaux, c’est-à-dire, dépourvus d’enjeux idéologiques à l’échelle de la planète, tendent à se développer selon une dynamique propre, qu’il s’agit ici de comprendre.

Rares sont désormais les guerres civiles à enjeu révolutionnaire, c’est-à-dire où l’impératif de mise en place d’une nouvelle société préside au conflit : parmi eux, on peut néanmoins citer  la sanglante guerre civile algérienne, dont l’enjeu était l’avènement d’un régime islamique. Ailleurs, les doctrines des mouvements armés restent floues ou syncrétiques et la plupart n’ont aucun repère idéologique : les bandes armées libériennes s’étaient dotées de surnoms dignes de la guerre des étoiles ou empruntés aux jeux vidéos !

Dépourvus du substrat idéologique de la Guerre Froide, les guerres civiles sont donc désormais principalement à caractère identitaire : elles procèdent de la volonté d’un peuple, d’une ethnie, d’un clan, à se séparer d’un autre. Elles relèvent donc en partie d’un enjeu d’autodétermination : la vie ensemble devient insupportable et donne lieu à des explosions de violence. Mais plus généralement, elles sont le résultat de la perception d’une menace : un groupe a le sentiment que son identité est menacée. Or, si, pendant la colonisation ou la Guerre Froide, les dirigeants, soutenus par la puissance coloniale ou le « super-Grand » détenaient les subventions et les clefs du pouvoir, avec l’effondrement de l’Etat, la seule source d’affiliation et de survie est l’appartenance à une ethnie, et le conflit identitaire est  donc inévitable dans ces circonstances. C’est dire que la haine intercommunautaire, sans doute latente mais jusque là contenue, éclate devant la faiblesse de l’Etat, ce qui rejoint la conclusion du paragraphe précédent. La guerre civile rwandaise relève essentiellement de cette dynamique.

Conflits en Afrique

Par ailleurs, certains conflits civils ont, depuis la fin de la Guerre Froide, était motivé par le seul appât du gain : profitant du délitement de l’Etat, certains leaders ont voulu faire main basse sur le patrimoine national. L’enjeu du conflit est dans ce cas simplement la prédation : l’or, les diamants… Il s’ensuit la mise en place de systèmes économiques très lucratifs pour les belligérants. Profitant de la guerre et du chaos économique et administratif qu’elle implique, ils se livrent à divers trafics et s’enrichissent, tandis que les populations civiles sont confrontées à la famine et au désoeuvrement : en ce sens, aucun des belligérants n’a intérêt à mettre fin au conflit, et la guerre s’auto-entretient, avec pour seule perspective le suicide national : économie exsangue, Etat absent, massacres intercommunautaires.

Cet enjeu purement économique a été au cœur du conflit au Libéria. Tout commence dans ce pays, qui est la plus vieille république indépendante d’Afrique noire, disposant de ressources naturelles (hévéas, fer, diamants) nombreuses, avec le coup d’Etat du sergent-major Doe, qui prend le pouvoir en 1980. La rébellion s’organise à l’étranger sous l’autorité de Charles Taylor, qui fonde le NPFL (National Patriotic Front of Liberia) et lance à partir de 1989 une insurrection, initialement classique, dans la mesure où elle oppose les forces loyalistes à un groupe rebelle. Les insurgés contrôlent la majeure partie du pays à l’été 1990, mais s’enlisent dans la capitale Monrovia. Cette stagnation conduit à la complexification du conflit : plusieurs mouvements de luttes armées, hostiles à Taylor, se constituent, tandis que la communauté internationale intervient pour protéger Monrovia, gelant ainsi l’avancée du NPFL. A la faveur de cette situation, on assiste à l’avènement d’une demi-douzaine de warlords, favorisé par les contentieux ethniques sous-jacents, entre Krahns et Gios : en fonction des solidarités et des alliances tribales, le champs du conflit s’étend tandis qu’apparaissent six factions politico-militaires antagonistes et que se réactivent d’anciennes autorités tribales. Opportunistes, ces seigneurs de la guerre profitent du chaos ambiant pour s’enrichir par l’exportation frauduleuses des richesses qu’ils contrôlent (fers, hévéas) : ils passent des accords avec les firmes multinationales peu scrupuleuses présentes sur le terrain, qui financent leur effort de guerre via taxes, royalties ou « droits d’exploitation » reversés en contrepartie d’un approvisionnement en matières premières à des prix très inférieurs à ceux du marché officiel. Ainsi, jusqu’en 1992, le NPFL était-il en relation d’affaires avec Firestone pour l’exploitation des plantations d’hévéas qu’il contrôlait.  Cette logique de prédation des ressources naturelles, tout en détruisant l’économie du pays (un rapport de la Banque Mondiale souligne en 1994 qu’en cinq ans, le PIB du pays a chuté de près de 100% !), exacerbe les tensions et la concurrence entre clans ennemis. Au gré de ces scissions du NPFL, suivies d’affrontements qui ne font qu’entretenir le statu quo militaire, la situation s’enlise, jusqu’à un retour précaire du calme en 1996, l’élection de Charles Taylor à la présidence en 1997 et, en 1998, le retrait de l’ECOMOG, la force de maintien de la paix envoyée par l’ONU, au terme d’un conflit qui aura coûté la vie de 200 000 personnes, et déplacé un million d’autres, au rythme d’exactions quotidiennes perpétrées en toute impunité.

A travers l’enlisement du conflit, apparaît également une autre caractéristique propre des guerres civiles post-bipolarité : elles se prolongent sans véritable but, les alliances de clans succédant aux alliances de clans, les tribus s’entre-déchirent par appât du gain sans véritable vainqueur. De telles guerres ne sont donc pas « décisives » : les acteurs s’enlisent, et, on l’a dit, se complaisent dans ces situations lucratives, les négociations aboutissent à des accords contestés et ambigus qui n’apportent aucune solution au conflit, à l’image des accords de Marcoussis, signés en 2003 en France entre les protagonistes de la guerre civile ivoirienne, mais contestés par le président Gbagbo dès son retour à Abidjan ! L’absence de véritable motivation politique de tels conflits met alors d’autant plus en évidence leur absurdité : des belligérants qui se complaisent dans la guerre donnent l’image d’un conflit qui est sa propre fin, il semble s’agir de combattre pour combattre, de tuer pour tuer, en proie à une frénésie de violence que rien ne semble pouvoir arrêter.

Ainsi, alors que tout conflit, depuis 1945, était vu au travers du prisme idéologique de la Guerre Froide, les guerres civiles qui éclatent dans le monde sont chacune mue par leur logique (ou leur absurdité) propre, sans qu’on puisse y trouver une unité : en ce sens, il y a décentralisation de la conflictualité. Outre cette mutation majeure, on assiste également à l’apparition de nouveaux acteurs. En effet, si, sous sa forme classique, la guerre civile oppose le gouvernement d’un Etat et un groupe d’insurgés, ce paradigme est aujourd’hui remis en cause : les guerres civiles africaines ont vu s’affronter une multitude de parties belligérantes, sur fond d’absence totale d’Etat. En ce sens, elles méritent le qualificatif proposé par V.-Y. Ghebali de guerres civiles déstructurées : ainsi, la guerre civile du Sierra Leone mit aux prises une série de bandes armées combattant au sein d’un Etat aux structures virtuelles.

Outre la démultiplication du nombre de belligérants, et leur extension géographique, ces conflits sont également marqués par l’apparition enfant-soldatde nouvelles catégories d’acteurs : les enfants soldats et les « mercenaires affairistes ». Tout d’abord, donc, la participation aux guerres civiles africaines, notamment au Libéria et en Sierra Leone, d’enfants s’est développée : ainsi, l’UNICEF estime qu’environ 10% des combattants de ces conflits d’Afrique de l’Ouest avaient moins de 15 ans (et certains même moins de 8 ans !), notamment au sein de la Small Boys Unit, faction du NPFL. Elle s’explique d’une part par l’avantage de disposer de combattants à faible visibilité en milieu urbain, chair à canon docile et à très faible coût – ce qui, alors que la fin de l’affrontement Est/Ouest, tarit les sources de financement extérieur, est primordial -, d’autre part, on l’a dit, par la prolifération d’armes légères et de petits calibres résultant de l’effondrement d’Etats autrefois armés par les deux blocs. En outre, esseulés et orphelins, nombre de ces jeunes combattants s’engagent volontairement : privés de tout repère (famille, école…), ils choisissent la guerre comme moyen de survie, et ce faisant rejoignent un groupe, une bande armée qui représente pour eux une nouvelle famille, avec ses codes et ses rites propres. Initiés à l’horreur, drogués, ils tuent, pillent et détruisent avec frénésie, en vue d’acquérir le respect réservé aux plus valeureux d’entre eux. Héros de pacotille, ces derniers illustrèrent le caractère pathétique et décadent d’une telle situation, en s’affublant de surnoms délirants, tels « général Jungle King » ou « Colonel Evil Killer »…

Par ailleurs, avec la fin de la Guerre Froide, les grandes puissances ont réduit leur potentiel et leur effectif militaires, tout en limitant leur intervention dans les guerres civiles, de sorte que les Etats en proie à de tels conflits, déjà très affaiblis, se sont montrés incapables de gérer la crise. Aussi, se sont établies des sociétés offrant leurs services dans ce domaine aux autorités établies de l’Etat sollicitant : conseil en stratégie et envoi de mercenaires. Ces sociétés, telles Executive Outcomes ou Military Profesional Resources Incorporated ont joué des rôles de premier plan en Sierra Leone. Ainsi, Branch Energy, filiale de la firme sud-africaine Executive Outcomes, a été directement sollicitée par l’état-major sierra léonais, au cours du conflit qui a éclaté dans le pays par contagion, à la suite des événements au Libéria : son intervention a permis de protéger la capitale Freetown, et de reconquérir les principales régions minières et diamantifères du pays, en contrepartie de trois millions de dollars par mois, et de l’exploitation des gisements libérés – ce qui, une nouvelle fois, montre combien l’enjeu économique et l’appât du gain sont prégnants dans ces conflits.

On le voit, les guerres civiles de l’après-Guerre Froide ont des caractéristiques propres, de nature à déstabiliser les grandes puissances. De fait, leur sécurité territoriale n’est pas mise en cause par de tels conflits : elles n’y interviennent que pour limiter ou contenir la violence, non remporter la guerre. A la défense du territoire national, succède la mission d’assurer la sécurité de zones de crises, de protéger les populations civiles. Or, les armées professionnelles occidentales, jusque là préparées pour l’affrontement face au grand ennemi communiste et à l’armée soviétique, se sont montrées tout à fait mal à l’aise dans de telles missions de rétablissement de la paix, confrontées à des ennemis non conventionnels, à des guérillas urbaines qui transgressent toutes les règles de la guerre classique. On peut ici revenir sur l’assassinat d’Agathe Uwilingiyimana, Premier Ministre du Rwanda, pourtant protégée par dix soldats belges du MINUAR (Mission des Nations-Unies au Rwanda), eux aussi assassinés : un tel événement reflète l’impuissance d’une force de maintien de l’ordre dans certaines conditions. De même, le fiasco de la mission américaine Restore Hope en Somalie, marquée par le lynchage de pilotes américains, traînés dans les rues de Mogadiscio, puis le retrait des troupes, soulignent la difficulté de telles opérations pour les grandes puissances.

Celle-ci procède, paradoxalement, de la dissymétrie de tels conflits : aucune contre puissance ne vient bloquer la toute-puissance du puissant, qui trébuche sur sa supériorité même. En effet, les grandes puissances confrontées aux guérillas, plus faibles sur le plan militaires, sont placées dans une situation extrêmement ambiguë que résume l’analyste israélien Van Creveld : « Si [le Grand] agit, la faiblesse même de son adversaire le place dans la position du tortionnaire et, comme la plupart des hommes ne font jamais preuve de sadisme très longtemps, il finit par se détester lui-même. La haine de soi le conduit rapidement à la désintégration, à la mutinerie et à la défaite. Les hommes […] tuent leurs officiers, se suicident et font tout ce qu’ils peuvent pour éviter de combattre le faible. Ceux qui poursuivent le combat ne connaissent pas un meilleur sort : au retour des opérations, ils se voient traités en parias plutôt qu’en héros ». Cette difficulté et les expériences douloureuses, pour les Etats-Unis, de la Somalie, expliquent la réticence des grandes puissances à intervenir : l’inefficacité des interventions onusiennes, dans le cadre de mandats peu clairs et avec des troupes disparates et sans cohérence, n’est en réalité que le résultat de l’absence de véritable volonté des Etats membres. Ainsi, il aura fallu cinq ans, entre 1991 et 1995, pour que la communauté internationale ne daigne réellement réagir au drame rwandais, laissant le plus grand génocide depuis l’extermination des Juifs s’y tenir en 1994.

Pour autant, avec la médiatisation des conflits et l’omniprésence d’images chocs, les opinions publiques réagissent, et les grandes puissances ne peuvent rester inertes : se désengager ou se désintéresser d’un conflit serait perçue comme un feu vert donné aux belligérants pour se livrer comme ils l’entendent à leurs exactions. Plus que toute considération éthique ou humanitaire, c’est la crédibilité de leur puissance qui est en jeu… En effet, les grandes puissances ne peuvent laisser l’opinion publique s’émouvoir des ravages des guerres civiles sans réagir : elles doivent assumer leur rôle en prenant part à la résolution des conflits. Pour autant,  le rôle limité des Casques Bleus, leurs règles d’engagement extrêmement contraignantes, a miné l’efficacité des interventions onusiennes. Ainsi confrontées à des situations intenables, écartelées entre leur inefficience sur le terrain et la nécessité d’agir, les grandes puissances se sont donc mobilisées sur le plan de la « judiciarisation » des crimes contre l’humanité. Si l’intervention de Casques Bleus a révélé ses limites, l’ONU s’est investie dans la poursuite des criminels de guerre. Ainsi, ont été mis en place des tribunaux pénaux internationaux pour le Rwanda, et pour la Sierra Leone. Devant les difficultés rencontrées par ces tribunaux internationaux, pour des questions juridiques, a été mise en place, depuis 1998, une Cour Pénale Internationale, aux pouvoirs étendus, qui doit notamment statuer sur les crimes commis pendant les guerres civiles ougandaises, congolaises ou soudanaises. A défaut de pouvoir prévenir les crimes de guerre, les grandes puissances semblent donc désormais s’attacher à les punir.

Par conséquent, la situation de Djibouti et le décalage entre la perception qu’en a le marin y arrivant pour la première fois en escale, frappé par la misère qu’il rencontre au coin de chaque rue, et le témoignage d’autochtones qui lui rappellent le malheur plus profond de leurs voisins somaliens, appellent à s’interroger sur la dynamique des guerres civiles en Afrique. Il apparaît alors que l’effondrement du bloc soviétique a profondément bouleversé les relations internationales : le dégel qu’a constitué la fin de la Guerre Froide a réactivé la dynamique des revendications nationales, notamment dans des pays désormais privés du soutien de leur allié, et ainsi plongés dans des situations chaotiques. Pareils contextes, terreaux idéals pour l’exacerbation des tensions, ont mené à de sanglantes guerres civiles, marquées par une haine interethnique, des massacres odieux, l’affirmation d’enjeux économiques et financiers, et la démultiplication des acteurs. De telles modifications des schémas classiques de la guerre, qui semblent désormais bien loin du cadre clausewitzien, ont pris au dépourvu les grandes puissances, forcées d’assumer leur statut en intervenant sur des théâtres d’opérations nouveaux, dans des contextes inédits. Peu préparées, elles ont d’abord peiné à relever ce nouveau défi, optant pour des stratégies inadaptées à la situation. Elles doivent désormais s’attacher à mieux en comprendre la dynamique, pour surmonter leur impuissance à contenir de tels conflits, une fois les hostilités engagées, en s’efforçant de les prévenir, par la mise en œuvre de processus régionaux plus volontaires, et plus en conformité avec les réalités locales.

LC.