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Carnets américains – Innovation (6/6)

L’industrie française, dont les fleurons sont aussi principalement organisés autour de ces grands projets où prime la fiabilité du produit final, ressent des difficultés semblables.

Mais on ne peut pas comparer avec désinvolture les mentalités et pointer un doigt accusateur sur les industries texane ou française sans intégrer dans la réflexion le substrat auquel cet état d’esprit s’applique : quand le défaut d’un logiciel a pour conséquence un échec commercial, le dysfonctionnement d’un puits de forage pétrolier, d’une centrale nucléaire ou d’un avion, outre qu’il engloutirait des investissements colossaux, peut coûter la vie de centaines de personnes et corrompre durablement toute une région… Les enjeux et les risques n’ont pas la même ampleur, et les comportements s’accordent en conséquence.

Par leur taille, leur culture et leur activité, de telles structures sont donc peu compatibles avec la prise de risque que suppose une démarche innovante : les start-ups californiennes, plus flexibles et à l’impact local, y sont plus adaptées.

Mais pourquoi ne parvient-on pas à constituer en France  un tissu similaire de start-ups performantes?

Certains avancent que le management horizontal stimulant l’innovation est incompatible avec notre mentalité : les Français, fidèles à leur caractère à la fois royaliste et régicide, perdraient leurs repères sans la figure tutélaire du chef, dont ils se plaignent pourtant souvent.  Mais cela ne s’applique notamment pas à ces nombreux jeunes avides d’opportunités pour concrétiser leurs projets en toute liberté…

J’ai rencontré certains de ces entrepreneurs français qui ont fondé avec succès leur start-up dans la Silicon Valley. Quelques-uns s’y étaient déjà essayés en France – en vain. S’il s’agit bien seulement d’une question d’état d’esprit, pourquoi cette différence ? Auraient-ils subi un lavage de cerveau au-dessus de l’Atlantique ?

 L’un d’entre eux, heureux patron d’une start-up travaillant dans les smart grids, m’a expliqué son secret : « En France, l’argent n’est pas un problème : le FSI ou OSEO le mettent à disposition. Mais pour y avoir accès, on doit devenir expert en droit et en comptabilité. Et ça devient pire une fois la société établie… Ici, avec de l’audace, un projet assez solide et un peu de networking efficace, tu arrives très vite dans la cuisine d’un VC. Si tu as confiance en toi et parles bien, tu en ressors avec un chèque d’1 million de dollars ! Et si ça tourne court, ce n’est pas grave : la région regorge de solutions de repli…»

Par-delà l’absence d’un écosystème aussi porteur que celui de la Valley, la réponse tient donc surtout dans le manque, en France, de mécanismes de financement plus simples et plus légers. Découragées et étouffées par ces contraintes, ces jeunes structures, souvent en sous-effectif, finissent donc par échouer ou absorbées par des grands groupes qui, eux, peuvent se payer le luxe de directions juridique et financière. Mais, en général, pas prendre le risque d’être trop innovants !…

Ainsi, à travers le décalage entre la Silicon Valley et le Texas, ce sont en fait certains freins à l’innovation dans notre pays qui apparaissent. Et une pensée paradoxale, qui me fait sourire en montant dans le Boeing 737 prêt à décoller de Houston : « Finalement, le Texas, c’est un peu la France, non ?… »

JA.

Carnets américains – Innovation (3/6)

L’état d’esprit californien se distingue ensuite par la confiance qui est accordée aux talents et aux idées de chacun.

Cela signifie que la contribution de regards extérieurs est acceptée, et attendue, dans tout projet innovant : même s’il n’est pas compétent dans le domaine, un spécialiste du système de santé peut être appelé à intervenir dans une mission aéronautique car son œil inexpérimenté et naïf pourra mener vers des idées originales… D’où une implication transversale et de nombreux va-et-vient d’un projet à un autre.

Bien souvent, lorsqu’une de ces propositions est retenue, mon esprit d’ingénieur français est sceptique : « C’est techniquement impossible ! Ça ne marchera jamais. » Autour de la table, pourtant, c’est souvent l’enthousiasme : « Essayons : on verra bien. »

 « Essayons : on verra bien »… Peu importe que la tentative se solde par un échec, l’important est de se lancer dans l’aventure. Il y a ici une différence fondamentale : là où en Europe, l’échec compromet souvent définitivement une carrière, la Silicon Valley valorise l’erreur, car elle revêt une portée pédagogique. Se tromper souvent et rapidement, pour réussir au plus vite. Les fondateurs de Google affirment même : « Nous n’embaucherions jamais une personne dont le CV n’indique pas au moins la création de deux ou trois start-ups qui ont ensuite failli. »

La majorité des projets qui s’élaborent dans les cafés de Palo Alto sont ainsi voués à l’échec, mais il y a là un levier fondamental, qui encourage l’esprit d’entreprise et favorise cette abondance d’idées aussi diverses que folkloriques… Mais pour soutenir cela, bien sûr, il faut de l’argent…

JA.

Carnets américains – Innovation (2/6)

Quels sont donc les attributs qui permettent à la Silicon Valley de s’affirmer comme le moteur de toutes les grandes vagues d’innovation : les nouvelles technologies d’information et de communication hier, les technologies propres aujourd’hui ?

Ma première observation concerne l’état d’esprit : la Californie se caractérise par un management horizontal et une grande liberté vis-à-vis des codes.

Ainsi, il m’a fallu de longues semaines avant de comprendre l’organisation interne d’IDEO, tant la hiérarchie y est inexistante : on peut diriger une mission dans le textile et la mode, tout en étant simple contributeur dans un projet agro-alimentaire.

Le titre (quand il figure effectivement sur la carte de visite) est tout à fait secondaire : le travail doit être accompli, peu importe le reste. Il ne faut donc pas être surpris de voir les fondateurs historiques de la compagnie, quinquagénaires auréolés de reconnaissances, travailler assis à un simple bureau au milieu de l’open space

Les rues de Palo Alto bruissent d’anecdotes sur Mark Zuckerberg faisant la queue en short et en tongs à la cantine de Facebook. Un jour de pluie à Palo Alto, j’ai vu – stupéfait – notre CEO Tim Brown, se précipiter pour me tenir la porte…

Au fil de ces histoires sur « Zuck’ » et « Tim », je ne peux m’empêcher de songer à certains de nos CEO francais, personnages  brillants mais souvent inaccessibles… N’en déplaise à Einstein, Dieu joue peut-être aux dés ; mais assurément, il ne porte ni short ni tongs…

Mais ne nous y trompons pas : s’affranchir des contraintes de toute sorte participe en réalité d’une stratégie globale visant à stimuler la créativité. L’innovation ne se décrète pas : il s’agit donc de faire tomber toutes les barrières à l’émergence de bonnes idées. Organiser la sérendipité, en somme.

Si la cravate est évidemment proscrite, ce sont en fait toutes les contingences matérielles qui sont prises en charge par les entreprises afin que les employés optimisent leur temps et se consacrent pleinement à la réflexion, l’échange et la génération d’idées : Yahoo! et Google ont mis en place pour leurs salariés des navettes domicile/travail gratuites (naturellement équipées de la connexion Wifi) ; IDEO offre le petit-déjeuner ; Facebook « blanchit » ses employés…

JA.

Carnets américains – Innovation (1/6)

Le soleil californien brille sur la Highway 101. Des bolides à la conduite erratique zigzaguent dangereusement sur les six voies descendant vers le Sud de la Baie de San Francisco : ils sont immatriculés « Excel 2.0 », « LoveJava » ou « Surfnow ». Bientôt, nous sommes sur University Avenue. A quelques blocs de là, se dresse le gigantesque campus de l’Université de Stanford, jouxtant le siège de Hewlett Packard ou de Facebook, sur California Avenue. Un virage à gauche et voici le siège d’IDEO. Cette société de conseil en innovation, très cotée dans la Silicon Valley, défend un concept original : améliorer la culture d’innovation en se focalisant sur l’individu. Avançons un peu et nous arrivons au mythique Cupa Café, point de rencontre incontournable entre des jeunes rêvant de concrétiser leurs idées et les « capitaux risqueurs » qui les financent : derrière les vitres, on peut observer les gesticulations passionnées de ces entrepreneurs qui, Macbook Pro à l’appui, s’efforcent de convaincre les bailleurs de fonds.

Bienvenue à Palo Alto, CA.

Barack Obama y a fait une apparition remarquée en février, pour y rencontrer un cercle très fermé d’entrepreneurs privilégiés. Steve Jobs, le charismatique patron d’Apple, y vit : on le croise parfois, en jeans et baskets, gobelet en plastique à la main, dans un café. Citoyen lambda.

Alors qu’IDEO célèbre le départ d’un des siens pour la marque à la pomme dans un restaurant bon marché, on avise la frêle silhouette de l’homme à la santé délicate, attablé seul, dans un coin de la salle. Un directeur se lève pour l’inviter à nous rejoindre :

« Steve, cette petite fête est en l’honneur d’un des nôtres, qui nous quitte pour Apple…

–                Apple ? J’ai entendu parler d’eux…

–                C’est un Interaction Designer.

–                Il est bon ? »

Dialogue surréaliste pour un lieu bel et bien extraordinaire, tant par l’état d’esprit et le bouillonnement d’idées, que par l’écosystème foisonnant d’entreprises innovantes, de matière grise et de liquidités.

Quels sont les ingrédients qui fondent le succès de ce modèle ? Quelles en sont les limites ? Dans quelle mesure sont-ils répandus aux Etats-Unis ?

Mon propos n’est pas ici de résoudre en quelques pages le complexe débat sur l’innovation. Il s’agit plutôt de partager quelques éléments de réflexion, fruits des observations auxquelles je me suis livré depuis mon arrivée sur le sol américain.

JA.

Voguer vers de nouveaux horizons

 » Tu vogues déjà vers de nouveaux horizons… « 

C’est par ces mots que s’achevait une lettre que j’ai reçue il y a deux ans, quelque part entre l’Inde et le Sri Lanka. Formule que le marin que j’étais alors s’est empressé de reprendre à son compte, et que je m’efforce toujours de mettre en application. J’explique déjà, dans le journal de bord de la Jeanne d’Arc*, que j’ai choisi ce navire dans le but de « rencontrer des gens, de découvrir de nouvelles cultures, loin des tableaux noirs des classes préparatoires ». Pour voguer vers de nouveaux horizons, en somme. Il y a bien dans ces quelques mots cette curiosité, cette soif de découvertes qui pousse à toujours aller voir de l’autre côté, à ne jamais cesser de s’émerveiller. Cette capacité à ne pas se satisfaire du présent, pour toujours aller au-devant de nouveaux défis, et ce faisant, de soi-même.

9782259209984r1Je pense d’ailleurs avoir trouvé, dans le nouvel ouvrage de Claude Allègre, Figures de proue, titre où l’on retrouve du reste la référence au monde maritime, les vertus cardinales qui fondent cette devise. L’ancien ministre de l’éducation y retrace le destin de cinq grands hommes qui, selon lui, ont façonné le XXIème siècle tel que nous le vivons : Nehru, De Gaulle, Deng Xiaoping, Gorbatchev et Mandela. Il montre comment, à force de courage, d’énergie, d’imagination et de pragmatisme, ils ont su devenir des acteurs essentiels de l’Histoire.

A mon sens, ces géants incarnent cette capacité à « voguer vers de nouveaux horizons ». Créatifs, ils n’ont eu de cesse d’innover pour explorer de nouvelles routes, s’élevant au-dessus de la condition humaine et entraînant les peuples dans leur sillage éclairé. Combattifs, ils ont su maintenir le cap contre vents et marées, ou bien, plus pragmatiques, s’adapter et accepter le compromis dans la tempête. Sages, ils ont su, avec le vent en poupe, rester humbles et mesurés. Il y a là, chez ces « visionnaires », quelque chose du marin qui, du haut de sa passerelle, scrute l’horizon infini et calme autour de lui, à la fois avide de découvrir ce qui s’y cache, et vigilant face aux courants hostiles. L’âme aventureuse et l’esprit aux aguets.

Bref, voguer vers de nouveaux horizons sonne pour moi comme une incitation au dépassement. Il ne faut pas y voir l’extrapolation volontariste d’une méthode Coué dont l’utopie la plus absurde est sans doute la positive attitude, qui consiste à croire que le mieux adviendra à condition que l’on y aspire fermement. Rejetant le réalisme, en tant que variante du pessimisme, elle prétend par exemple qu’il suffit de se persuader que l’on est capable d’assurer un emprunt immobilier pour en avoir miraculeusement les moyens… La crise actuelle est la meilleure preuve des errances de cette idéologie aberrante qui sacrifie la lucidité à l’optimisme, l’action volontaire à l’attentisme. Je n’ai à vrai dire rien contre l’optimisme, mais là où la positive attitude procède d’une posture passive et attentiste, « voguer vers de nouveaux horizons » se veut une démarche dynamique et clairvoyante, fondée sur la force de la volonté, machine de guerre qui, suffisamment nourrie et entraînée, permet de relever des défis chaque fois plus grands.cimg1447

« Le mieux est l’ennemi du bien », m’objectera-t-on. Ce serait ne pas voir qu’il ne s’agit pas ici de se lancer à corps perdu dans une entreprise vouée à l’échec, mais au contraire, de s’engager avec audace, mais de façon raisonnée et lucide. Il y a donc là plutôt un appel à se construire pas à pas, et si le risque est certes présent, à quoi peut-on raisonnablement prétendre si on l’exclut radicalement ?

Une fuite en avant, dira-t-on. Non, car, il faut bien sûr prendre le temps de savourer l’instant présent et ses succès. Pour autant, rien ne vaut l’enthousiasme qui permet de repartir à l’abordage de nouveaux défis, et aux plaisirs déjà acquis d’un quotidien routinier, je préfère la satisfaction de voir de nouveaux efforts récompensés. A l’inverse, il faut aussi bien savoir, humblement, se remettre en question dans les moments difficiles. Là encore, ne pas vouloir assumer ses erreurs ou admettre ses limites, manquer de clairvoyance en refusant de quitter les eaux troubles de l’échec, c’est sombrer dans le tourbillon dévastateur de la frustration et du ressentiment.

dsc00198Erik Orsenna a un jour écrit « celui qui ne prend pas la mer ne connaîtra jamais la vérité » : sans doute voulait-il montrer là que l’on ne se découvre véritablement que face à ces nouveaux défis, dans ce mouvement volontaire,  ce voyage au-devant de soi-même, qui demande de surmonter les écueils et d’affronter des rivages inconnus…

En somme, voguer vers de nouveaux horizons résonne comme une invitation à refuser la stagnation pour, toujours, « aller plus loin ».

J’adresse aux lecteurs mes vœux les plus chaleureux pour 2009.

LC.

*Journal de bord de la Jeanne d’Arc 2006/2007