Avant que la folie sanguinaire de Mouammar Kadhafi ne détourne l’attention médiatique vers la Libye, c’est le royaume pétrolier du Bahreïn qui soulevait l’inquiétude des observateurs.
La dynastie sunnite Al Khalifa règne depuis 1783 sur ce petit archipel du Golfe Persique, indépendant depuis 1981, relié à l’Arabie Saoudite par la Chaussée du Roi Fahd (un pont de 25 km inauguré en 1986), et qui compte 1.2 millions d’habitants, dont plus de la moitié sont en réalité des expatriés.
Lassés par la mainmise de la minorité sunnite (30% des autochtones) sur l’establishment politique et économique, la population, dans la foulée des révoltes tunisienne et égyptienne, a commencé à réclamer un assouplissement du régime. Mais, avec la violence de la répression opérée par les forces de l’ordre, tirant à balles réelles sur la foule des manifestants, les revendications populaires se sont durcies pour exiger le départ du roi Hamad Ibn Isa Al Khalifa, sur le trône depuis 2002, et de son oncle, le Premier Ministre cheikh Khalifa ben Salman Al-Khalifa, en poste depuis 40 ans… A Manama, la capitale, autour de la place de Perle – rebaptisée place Tahrir par analogie avec les évènements du Caire – les combats ont fait des dizaines de blessés et causé la mort de plusieurs personnes.
Si la situation exige du régime qu’il s’engage sur la voie de réformes démocratiques, tout porte à penser que Bahreïn ne tombera pas.
Une armée sunnite loyale – D’abord, les forces de l’ordre bahreïni sont recrutées exclusivement au sein de la minorité sunnite et resteront donc totalement fidèles au régime. Contrairement aux nombreuses défections observées parmi les officiers intermédiaires tunisiens ou égyptiens, il est hautement improbable que les militaires bahreïni s’identifient à la foule des manifestants chiites et rejoignent leur cause.
Le spectre de l’Iran chiite – L’Arabie Saoudite wahhabite suit avec une vive inquiétude la révolte chiite à ses frontières, à travers laquelle elle voit le spectre de l’ennemi iranien. Riyad n’acceptera pas l’avènement d’un émirat chiite, sous influence de Téhéran, à ses portes, et fera tout pour soutenir les Al Khalifa : l’envoi de renforts militaires, ralliant Manama en empruntant la chaussée du Roi Fahd, est une option sérieusement considérée – sinon déjà levée : certaines troupes saoudiennes auraient incorporées les forces bahreïni…
La Vème flotte US – Dans cette même perspective, la chute du régime Al Khalifa, soutenu par Washington, signifierait le départ du quartier général de la puissante Vème Flotte américaine, installé à Bahreïn au début des années 1990. La perte de ce point de contrôle stratégique, à l’heure où la politique étrangère des États-Unis est essentiellement sous-tendue par un effort de containment de l’influence iranienne, sonnerait comme une défaite de Barack Obama face à Mahmoud Ahmadinejad.
Aussi, si les Américains ont finalement lâché Hosni Moubarak, ils maintiendront leur soutien au régime en place à Manama, tout en encourageant en sous-main l’ouverture démocratique et une meilleure gouvernance. C’est tout le sens, d’ailleurs, de l’action d’Hillary Clinton depuis sa visite sur l’archipel en décembre 2009.
Dans ces conditions, vers où l’effet de contagion des révoltes arabes se portera-t-il désormais ? Il convient d’avancer prudemment dans ce jeu de dominos qui a successivement touché des pays aux contextes extrêmement divers.
La chute de Zine el-Abidine Ben Ali à Tunis, puis d’Hosni Moubarak au Caire, avait immédiatement orienté les regards vers deux régimes comparables : le Yémen d’Ali Saleh et la Libye de Mouammar Kadhafi – un quatuor qui cumule la bagatelle de 126 années au pouvoir.
Au Yémen, Ali Saleh s’est engagé à ne pas se représenter aux prochaines élections présidentielles, se retirant après 32 ans à la tête du pays le plus pauvre du Golfe (35% de chômage), en proie à des tensions sécessionnistes et sanctuaire d’Al Qaeda. Cela suffira-t-il à calmer la soif de libertés du peuple yéménite ? Jusque là, la tension est retombée compte tenu de la profonde division des protestataires, qui craignent par-dessus le marché que l’effondrement du régime n’entraîne le pays dans le chaos et la guerre civile.
En Libye, après 42 années de règne, le pouvoir de Kadhafi vacille. Effrayé par l’intervention américaine en Irak et la chute de Saddam Hussein en 2003, Mouammar Kadhafi avait décidé de se racheter une conduite, en rompant avec le terrorisme d’Etat (attentat de Lockerbie, 1988, 270 morts – attentat du DC10 de UTA, 1989, 170 morts au-dessus du Niger) et en abandonnant ses progra mmes nucléaire et balistique.
Alors réintégré dans la communauté internationale, l’extravagant colonel vient de montrer son vrai visage de tyran, prêt a tout pour se maintenir au pouvoir, en bombardant son propre peuple depuis des avions de l’Armée de l’Air et des bâtiments de la Marine, et en semant la terreur dans les rues de Tripoli avec ses mercenaires. Véritable Ubu en son palais, détruit par les bombardements américains de la fin des années 1980, parlant de lui à la troisième personne, le « Guide de la Grande Révolution du Premier Septembre pour la Jamahiriya Populaire Socialiste de Libye » est apparu à la télévision pour exclure son départ et, tout à son irresponsabilité, menacer d’une guerre civile.
Un appel féroce et une répression sans commune mesure qui sonnent comme un chant du cygne : Kadhafi pourra-t-il se maintenir au pouvoir ? S’il y parvient, il retrouvera assurément ce statut de paria qui était le sien avant 2003 : à quelle légitimité peut prétendre un leader qui bombarde sans distinction son peuple désarmé ? Mais cette hypothèse se réduit tandis qu’avec les progrès de la rébellion, l’étendard du royaume de Libye (en vigueur avant le coup d’Etat de Kadhafi en 1969) flotte dans les régions orientales du pays, alors que de nombreux diplomates et dignitaires se rallient à la cause des manifestants, et que les tribus – très influentes – lâchent le “dirigeant frère”… (En se drapant de la tenue traditionnelle de sa tribu Qadhdhafa , le grotesque colonel est d’ailleurs plutôt apparu, lors de son intervention, en chef de clan qu’en rassembleur de l’ « État des Masses »).
Devant des représailles aussi sanglantes, le cas de la Syrie de Bachar el-Assad vient à l’esprit : si le régime de fer de Damas venait à être contesté, la répression pourrait être tout aussi violente…
Mais ce qui se joue à Tripoli dépasse de loin le seul sort des révoltes arabes et de leur propagation. Car Mouammar Kadhafi est en train d’entraîner la Libye dans sa chute : en attisant les risques de guerre civile, il ouvre la voie à une somalisation du pays, porteuse de graves dangers pour l’Europe.
D’abord, parce que l’Europe dépend fortement des importations de pétrole libyen : le brut estampillé Tripoli représente 23% des importations irlandaises, 22% en Italie, 21% en Autriche, 19% en Suisse ou 16% en France. La répercussion instantanée des évènements sur le prix du baril en est une des manifestations immédiates : l’agitation risque d’interrompre les approvisionnements et Kadhafi pourrait décider de pratiquer la politique de la terre brûlée en sabotant les pipelines…
Ensuite, parce qu’une sécession de l’est du pays serait un brèche inespérée pour les djihadistes locaux : que dirait-on de l’instauration d’un “émirat islamique de Benghazi” à quelques centaines de kilomètres des côtes européennes, avec de surcroît le risque d’une jonction avec les activistes d’Al Qaeda au Maghreb islamique ?
Ce double enjeu économique et sécuritaire (l’approvisionnement énergétique et la lutte contre le terrorisme) fonde la nature tout à fait spécifique de la révolte libyenne et exige des Européens et des Américains une réponse rapide et ferme, actionnant tous les leviers disponibles…
JA.