C’est fait. Après son élection controversée, le 30 août dernier, Ali Bongo Odimba a été « sacré », vendredi 16 octobre, Président de la République du Gabon. Il prend ainsi la tête de ce petit Etat pétrolier d’Afrique centrale, à la suite de son père décédé au printemps dernier : Omar Bongo, sans doute le plus ancien et le plus trouble allié de la France en Afrique.
Continuité de la Françafrique, ses relations compromettantes, ses jeux de réseaux, cette interdépendance occulte des politiques franco-africaines ? Le fils du « mollah Omar » a beau s’en récrier, plaidant pour « la rupture » et la « moralisation de la vie politique gabonaise », on est en droit d’en douter : ne sera-t-il pas tenté de reprendre cette coutume paternelle, qui consistait à éliminer les rivaux par la corruption, au point de philosopher : « L’opposition n’est pas chose permanente »? Après la volonté de rénovation des relations avec les anciennes colonies affichée par le candidat Nicolas Sarkozy, l’inflexion de la politique africaine de la France, marquée par le départ du rénovateur Bruno Joubert de la cellule Afrique de l’Elysée, marque bien un retour aux vieilles habitudes qui ont émaillé la Vème République.
Ces liens incestueux, cette ambiguïté qui fonde les relations entre la France et l’Afrique autour des intérêts stratégiques et économiques de l’Hexagone au détriment de la société africaine, Pierre Péan en brosse un tableau édifiant dans son ouvrage, Affaires Africaines. J’ai déjà pris, dans ces pages, mes distances avec ce journaliste controversé aux thèses parfois tendancieuses, et il convient donc d’analyser sa théorie avec circonspection. Force est de reconnaître, néanmoins, qu’elle fait écho à nombre de propos rapportés ailleurs…
Pris dans un tourbillon de barbouzes, de mercenaires et de sociétés écrans, on y découvre un Gabon où se constitue, au fil des ans, sous la houlette de Jacques Foccart, secrétaire d’Etat aux affaires africaines et malgaches du Général de Gaulle, un Clan prêt à tout pour préserver ses intérêts économiques et stratégiques. C’est ainsi que la rencontre à Libreville d’acteurs hors du commun, sur fond d’enjeux pétroliers, exacerbera dans ce petit pays d’Afrique, l’interpénétration des influences et la fluctuation des pôles de pouvoir. Toujours mu par les mêmes moteurs, la politique, l’argent et l’ambition, ce cocktail explosif liera indissociablement le destin du Gabon à notre Vème République.
Tout commence, donc, par cette volonté des hauts dirigeants français de garder l’Afrique francophone dans leur « domaine réservé ». Ainsi, ne craignant pas l’ingérence, le France intervient militairement en 1964 pour remettre au pouvoir le vieux Léon M’Ba, premier Président du Gabon, renversé quelques heures plus tôt par un coup d’Etat. Le sachant malade, Foccart lui cherche ensuite un successeur qui continue à préserver les intérêts de la France : son dévolu se porte sur Albert-Bernard Bongo, ancien employé des Postes et agent des services français, qui vient à Paris pour être littéralement « testé » par le Général, avant d’être élu Vice-Président en 1967, dans des conditions rocambolesques qui voient le Président M’Ba, agonisant à Paris, prêter serment à l’ambassade du Gabon.
Lorsqu’il accède à la magistrature suprême, à la mort de M’Ba en novembre 1967, celui qui deviendra Omar Bongo à sa conversion à l’islam a 32 ans et n’est que la « marionnette de la France ». Il ne doit sa place qu’à la « galaxie Foccart », ces réseaux d’intérêts français savamment organisés autour de lui, où l’on croise des membres des services (le SDECE, ancêtre de la DGSE), du Service d’Action Civile (SAC), des anciens de l’OAS, des Bérets Verts, et les pétroliers d’Elf. Le colonel Maurice Robert, ancien du SDECE, passé à Elf-Gabon avant de devenir ambassadeur de France à Libreville incarne ce mélange des genres.
Ce « Clan des Gabonais » constitue une véritable toile d’araignée aux ramifications tellement puissantes que, lorsque Foccart quitte l’Elysée avec l’arrivée au pouvoir de Valery Giscard d’Estaing, il survit parfaitement et parvient à poursuivre ses « coups » en marge des circuits officiels dont il s’affranchit. Les membres du Clan sont tous liés par un intérêt commun : la sauvegarde du régime. D’un côté, Bongo tient sa légitimité et sa sécurité du Clan : les militaires français et la Garde Présidentielle, truffée de coopérants hexagonaux, sont la clef de voûte et les seuls garants de son pouvoir. De l’autre, les réseaux Foccart sont sûrs de trouver en la personne du jeune président un allié fidèle qui fermera les yeux sur leurs malversations et leur diplomatie parallèle, pratiquées au nom d’une « certaine conception des intérêts de la France », qu’il défendra à coup sûr.
On n’est donc pas trop regardant sur les « services » que l’on rend au jeune maître de Libreville. Des mercenaires, à l’instar du truculent Bob Denard, sont chargés du « sale boulot » : on leur attribue nombre de coups tordus, depuis la tentative de coup d’Etat au Bénin voisin, jusqu’à l’assassinat d’opposants politiques ou d’un amant de la Première Dame…
Le Président Bongo s’en accommode d’autant mieux qu’il y trouve son compte. Disposant de la clef des richesses gabonaises, il peut rapidement mettre en place un système, aux rouages huilés par la manne pétrolière, qui lui permet d’accaparer l’essentiel des ressources nationales. En offrant à Elf des marges substantielles, il crée des liens indissolubles entre le Gabon et le pétrolier français qui en devient, via la Provision pour Investissement Diversifié (PID), le principal promoteur industriel, en alimentant près de 60% du budget national. Ces poches de l’Etat, qui auraient une certaine tendance à se confondre avec celles de son Président, sans doute déjà remplies par d’avantageuses rétro-commissions… Dans son livre, Blanc comme nègre, Bongo récuse ce terme et lui préfère celui de « rémunérations » accordées par Elf-Gabon au titre de services rendus.
On le voit, les parrains français de ce Gabon indépendant ont réussi à le débarrasser des oripeaux de la démocratie et de l’éthique. Forts de leur emprise sur le Président Bongo, ils y ont mis en place un système pour défendre leurs intérêts économiques, stratégiques, militaires et énergétiques, qu’ils confondent volontiers avec ceux de la France et qu’appuient leurs puissants relais à Paris.
Pourtant, très vite, la marge de manœuvre de Bongo va s’accroître : il va prendre son autonomie pour devenir, à son tour, le véritable parrain du Clan… D’abord, force est de reconnaître qu’Omar Bongo a très vite su faire ses preuves sur le plan intérieur et s’imposer, aux yeux de la France comme du reste du monde, comme un facteur incontournable de stabilité et d’unité du Gabon. Fin connaisseur des tensions latentes dans le pays, en particulier ethniques, il sait composer avec celles-ci pour les inhiber et réduit l’opposition à force de corruption. En somme, en maintenant un système politique unipartite jusqu’en 1990, Bongo entend prévenir les dangers du multipartisme qui, dans le contexte de jeunes nations africaines encore à bâtir, constitue « un élement de désordre et de stagnation » et « cristallise les divisions » en favorisant notamment les replis ethniques. Ce faisant, il faut mettre à son crédit le climat globalement pacifique de ses 41 ans de règne, qui accroîtra sa crédibilité au plan international.
Ensuite et surtout, pour s’affranchir de la tutelle du Clan et en prendre à son tour la tête, Bongo dispose d’un atout de poids. De fait, à force d’observer les pratiques des réseaux Foccart, de subventionner les campagnes des différents partis politiques français, Bongo connaît bien des secrets. Comme ses matières premières, son silence et sa complicité ont un prix.
A ce stade, les jeux d’influence cessent d’être à sens unique. Fin connaisseur des chausse-trapes et des coups fourrés de la vie politique hexagonale, Bongo en devient un des acteurs incontournable et courtisé. Il aurait ainsi joué un rôle non négligeable dans l’affrontement entre Jacques Chirac et Valery Giscard d’Estaing. Jusqu’alors, la politique de Libreville se décidait en France. Désormais, le Président gabonais pèsera également sur les décisions de Paris, bénéficiant en ce sens aussi bien du noyautage de l’appareil d’Etat français par le Clan que de ses réseaux maçonniques. C’est lui, par exemple, qui impose au Président Giscard d’Estaing la nomination de l’ambassadeur de France au Gabon, Maurice Robert, en 1979. On en vient à dire que la politique africaine de la France se dessine exclusivement entre la rue Nélaton, siège d’Elf, et Libreville…
Au final, ce sont donc de complexes canaux de renseignements et de diplomatie parallèles qui sont à l’œuvre et l’intrication des affaires gabonaises et de la politique française qui s’affirme. En dépit des volontés de vent nouveau, la realpolitik s’impose à Paris : la défense des intérêts de la France laisse les grands principes sur le bas-côté de la route. François Mitterrand lui-même devra abandonner ses a priori initiaux sur un Gabon, « repaire de barbouzes » infréquentable, car précisément, sur cette route tortueuse, note encore Omar Bongo avec componction, « l’Afrique sans la France, c’est une voiture sans chauffeur, la France sans l’Afrique, c’est une voiture sans carburant. »
Aujourd’hui, Jacques Foccart n’est plus, mais ses réseaux subsistent sous des formes diverses, et son héritier, l’ineffable avocat franco-libanais Robert Bourgi, a pris le relais. Fin connaisseur de l’Afrique et de ses dirigeants, il apparaît comme l’éminence grise, l’intermédiaire officieux de l’Elysée sur le continent noir. Quand les circuits officiels martelaient à l’envi, avant l’élection présidentielle du 30 août, qu’ « au Gabon, la France n’a pas de candidat », Bourgi prenait position – à titre personnel ! – en faveur d’Ali Bongo, « le meilleur défenseur des intérêts français dans tous les domaines ».
La preuve que la Françafrique, avec son cortège de réseaux d’intérêts et de canaux diplomatiques souterrains, a encore de belles heures devant elle…
LC.
Ecouter Robert Bourgi sur l’élection présidentielle gabonaise et la Françafrique